Musique ○○○ Le silence était tombé, comme un couperet se serait renversé entre deux cibles. Le tranchant des mots menaçait pourtant la gorge de l’hétaïre. Il tenait sa tasse d’une main, sa coupelle de l’autre. Il avait l’air si serein tandis qu’il portait le breuvage à ses lèvres, agaçant indubitablement son interlocuteur.

« M’as-tu entendu ? Je te demande si tu comptes prendre le poste de conseiller du second prince. »

Celil fit cliqueter sa tasse en la déposant dans sa sous-tasse, épousant parfaitement l’embossage rond de la porcelaine. Ensuite, il prit le temps de se redresser, de s’installer dans la chaise aux tissus de velours. Ses pieds nus caressèrent le marbre froid. Il se confondait dans le décor luxueux, se sentait à sa place. Bien installé, il haussa enfin la voix, demandant de son timbre mielleux :

« Pourquoi ? Serais-je parmi les candidats retenus de Veut-le-Monde ? »

L’homme se pétrifia et l’hétaïre retint un sourire. Voilà une information intéressante, glissée entre deux mots trop irascibles pour montrer la retenue nécessaire. Bien évidemment que Celil avait approché le prince dès lors qu’il avait annoncé changer de conseiller. C’était son objectif depuis des années. Il n’avait pas hésité une seule seconde à l’approcher, entre ses voiles élégants et ses bonnes manières, avait manié ses mots de la plus éloquentes manière. Il n’avait pas eu de retour mais était ravi d’apprendre que les lèvres impatientes avaient murmuré son nom.

« Tu sais que ma fille attend une telle opportunité depuis sa Nuit Voilée. Elle appartient à ce milieu, à ce monde. Pas toi.
- Je n’en serai pas si sûr, Attrape-les-Rêves. Ce milieu et ce monde, comme vous les appelez, j’y navigue depuis bien plus longtemps qu’elle. Veut-le-Monde ne porterai pas son attention sur mon humble personne si ce n’était pas le cas, n’est-ce pas ? A moins que vous ne questionnez ses choix ? »

Vous ne faites pas le poids, pensa-t-il. Et si la répartie de son enfant était à l’égal de celle de son père, l’éphèbe n’avait probablement pas à s’en faire. Calmement, Celil posa sa tasse sur la table basse, admirant les détails de son ouvrage d’un œil distrait, sans pour autant perdre le fil de la conversation. C’était un jeu, et Attrape-les-Rêves sautait dedans à pieds joins : son regard méprisant prit la mouche face à l’air dissipé de l’hétaïre, ses doigts impatients tapotèrent l'accoudoir doré de son siège. Il ne s’agissait bientôt plus d’intelligence mais juste de colère, que l’éphèbe reçu sans sourciller, ravi au contraire :

« Tu oublies d’où tu viens. L’astronomie et la philosophie ne font pas moins de toi une catin.
- N’êtes-vous cependant pas l’une de ces personnes qui m’ont employé uniquement pour discuter, sans qu’aucun échange sexuel ne soit fait ? N’êtes-vous pas l’une de ces personnes à connaître ma véritable valeur, et la craindre en conséquence ? »

Un court silence. L’éphèbe sourit, l’homme se raidit. Celil rayonnait de confiance en lui ; et malgré la chaleur de ses radiations, la pièce semblait plus froide. L’assurance qui émanait de son sourire glaça le sang d’Attrape-les-Rêves. Plus son adversaire flanchait, plus l’hétaïre devenait fort. Et ce poids dans la balance, le riche homme la ressentait au plus profond de son être. Son sang semblait dépérir et il ne sentait déjà plus l'extrémité de ses doigts. Ses yeux arrondis dévoilaient son désarroi et sa tentative désespérée de trouver les arguments nécessaires. Il avait néanmoins déjà perdu. Il le savait. Pouvait-il seulement s’avouer vaincu ? Celil se chargerait de le faire s’incliner. Car aucune autre issue n’était possible.

Il était devenu trop fort. Attrape-les-Rêves avait beau réfléchir, nulle solution ne lui vint. Jouer de son influence ? Celil avait la même. Ses contacts étaient les siens, peut-être en avait-il même moins. Il était même si peu renseigné, incapable de savoir lequel des deux inspirait le plus confiance. Pis encore : laquelle de ses connaissances serait-elle capable d’influer auprès du prince ? Il restait l’argent. Combien pouvait-il donner ? Non, c’était bien inutile. L’hétaïre n’en avait pas besoin, et quand bien même, le prendrait-il ? On ne pouvait pas taire ses ambitions avec quelques shekels, peu importe leur nombre. Que lui restait-il, alors ? Les menaces à sa famille ? Il n’en avait pas. Attenter à sa vie ? Fallait-il en venir là pour une simple querelle ? Était-il simplement capable de tenter telle action sans risquer sa propre vie, sans savoir les soutiens secrets de l’hétaïre ? Plus les questions tournaient dans la tête de Attrape-les-Rêves et plus son adversaire prenait l’avantage sur son mental. Il était pris au dépourvu. Il comprenait enfin, et bien trop tard, qu’il en savait bien trop peu sur l’éphèbe. Contrairement à lui, il n’était pas préparé.

« Je comprends votre volonté de défendre votre enfant. Et votre fille est aussi belle qu’intelligente. Malgré ses petits secrets. »

Celil plissa des yeux, comme une vipère. Car bien que son cœur soit aussi large que l'Arallu était grand, Celil ne perdait pas à ces jeux là. Il n’était pas un pion sur l'échiquier, mais bien un joueur ; contrairement à l’homme qui lui faisait face, tremblotant de colère. Également de peur ? Combien de confidences Attrape-les-Rêves avait-il pu faire, à l’instar de sa progéniture dont les yeux innocents s’étaient épris du corps brun de l’hétaïre ?
La tendresse d’un père pour sa fille, sa volonté de lui donner la meilleur n’était pas suffisant face à un adversaire dont le moteur était plus grand encore. Aussi niais que cela puisse paraître, pour Celil rien au monde ne pouvait prétendre motiver davantage que le grand amour. Le véritable, celui qui hantait ses nuits solitaires, ses journées mondaines, ses draps vides et son cœur sensible. Rien ne pouvait prétendre entacher l’envie de rejoindre l’homme qu’il adorait depuis maintenant 14 ans. Rien ne pouvait prétendre être plus fort que leur relation secrète qui les séparait des mois, des années durant. Et pourtant, à chaque retrouvailles, leur amour se fortifiait plus encore.

Celil eut envie de dire qu’il y avait bien assez de princes pour tout le monde. Mais bien sûr que tout un chacun visait les plus prometteurs. Il se tut et baissa ses longs cils qui caressèrent ses pommettes. Se levant finalement d’une grâce qui lui était propre, il salua élégamment son client.

« J’ai malheureusement un autre client qui m’attend, aussi dois-je vous quitter. » Il rouvrit ses paupières, ses iris noirs amusés, un sourire impeccable sur son beau visage. « J’espère vous voir profiter de mes services prochainement. »

Avant qu’ils ne soient plus. Car hétaïre, il ne le serait plus longtemps.