On était au cœur du mois des louanges aux Innana de l’année cent-soixante-huit. Ils étaient des centaines voire des milliers à venir quêter le regard des dieux sur leurs petits malheurs, espérant une rédemption ou au moins un allègement de leurs peines quotidiennes. D’autres peut-être plus optimistes venaient simplement se purifier d’une souillure trop ordinaire : décès, sang et boue. Il y avait parmi la foule, quelques Souillés également qui trempaient aussi discrètement que possible leurs écailles, leurs tentacules, leurs pinces ou leurs nageoires dans l’eau de l’Autel. Et puis, il y avait Aimée-du-Sang, qui attendait son heure, solitaire et honteuse.

Finalement, celle-ci vint au cœur d’une nuit sans lune. Elle avait attendu que les bruits de la nuit y résonnent, que l’obscurité règne sur ce lieu pourtant convoité pour se précipiter enfin vers le bassin et y plonger un bout de tissus : un voile blanc, semblables à ceux qui la couvraient jusqu’à la bouche. Elle frotta, frotta, frotta entre ses poings, mais rien n’y faisait.

“Allez…”

Parmi les éclaboussures brunes de sang séché, la tache noire comme de l’encre demeurait. Elle essaya tout, changea de position plusieurs fois pour y mettre toute sa force, gratta même avec ses ongles...en vain. La souillure rouge, trop pure, était partie, mais elle pouvait le voir aux lumières des feux qui éclairaient faiblement l’endroit, la fameuse tache était toujours présente. À peine entamée. Intacte. Insolente !

Aimée-du-Sang réitéra l’opération.
Toujours rien.

Et plus elle contemplait cette Souillure, plus elle perdait espoir. La toile étendue devant elle à l’aide de la force de ses deux bras, elle frémit, ricana d’elle-même, se trouva bête d’y avoir cru et finalement, l'échine courbée comme un aveu de faiblesse, elle laissa ses yeux se remplir de larmes. Elle pleura amèrement son sang devenu inhumain, tendit de toutes ses forces son voile pour le déchirer sans toutefois s’y résoudre tout-à-fait.

Et elle perçut une présence. Elle se redressa, ses bijoux tintèrent à ses oreilles, à son front et à son cou. Ses yeux vairons, l’un feu et l’autre glace, lancèrent des étincelles vers la personne qui approchait, tandis qu’elle serrait contre elle avec une affection inattendue l’oeuvre de son méfait.

“Qui ose ?”

Debout devant l’autel, Aimée-du-Sang distinguait à peine les traits de celui qui venait l’importuner, seule sa toge dont le blanc était rehaussé par les différents reflets de la scène était clairement visible. Elle pouvait cependant deviner à sa silhouette qu’il s’agissait d’un homme de grande taille et à la stature athlétique, mais nul autre détail ne lui livra qui il pouvait bien être pour s’aventurer ici au beau milieu de la nuit.

Cette personne, par sa simple présence venait anéantir de lourdes heures d’attente anxieuse et fatigante et Aimée-du-Sang ne voulait toujours pas montrer sa Souillure à qui que ce soit, celle qu’elle avait contractée des années auparavant et qui était tout à coup apparue dans ses linges la nuit dernière, maculant jusqu’à son intimité : par Dingir, elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas accepter que son sang devienne noir !

Cependant, elle prit la peine de l’écouter attentivement. Rudoyé, il ne pouvait pas se permettre de se taire et elle ne pouvait pas s’autoriser à faire la sourde oreille. À son ton et à ses mots, elle comprit qu’il tentait de lui paraître agréable, en aucun cas intrusif mais la suite qu’il lui rendit fut d’une autre teneur : elle pouvait y entendre un soupçon d'orgueil bien qu'il s’inquiétait de son état, il jugeait ce qu’elle dissimulait tout au fond d’elle-même, il l’encourageait à continuer de se défaire d'elle-même. Tous ces mots ne révélaient rien autant que lui.

“Tu parles comme un prêtre.” lui lança-t-elle, tranchante.

Est-ce que c'en était un ? Pourquoi un être aussi vertueux qu'un prêtre attendrait-il que cet endroit soit désert pour s'y rendre ? Avait-il des choses à cacher, comme elle ? Elle se dirigea vers lui, bien décidée à découvrir son identité. Sur le chemin, elle froissait le voile à la tache noir dans sa main afin qu’il disparaisse de leurs vues. Ce n’était pas ses affaires, après tout.

“C’est étrange de venir ici en plein cœur de la nuit. Qu’as-tu, toi ? Une rancœur secrète à faire éclater ?” répéta-t-elle dans l’ombre d’un sourire tandis qu'elle s'avançait comme un fauve.

Il parlait, il parlait et il parlait, mais que pouvait-il bien savoir d’elle ? Rien. Il ne savait absolument rien d’Aimée-du-Sang. Elle l’entendait dire, l’écoutait parler avec l’attention d’une prédatrice pour sa proie. Ses mots, tous les aveux qu’il formulait la partagaient entre bienveillance et défiance. Sa personne l’intéressait mais ce qu’il renvoyait la heurtait pourtant. Elle sentait qu’il avait besoin d’une oreille attentive malgré son orgueil qui lui dictait de se considérer comme secret, mais que si cela lui était offert, il ne l’accepterait pas. Et, elle n’appréciait pas ce qu’il racontait, car il continuait de la juger aussi assurément que le ferait ces idiots de prêtres sans rien voir de la teneur de ses propos.

Elle avançait vers lui à mesure qu’il se déversait en palabre futile. Ses pas demeuraient d’une lenteur affectée. Encore peu certaine de ce qu’elle ressentait, Aimée-du-Sang n’éprouvait nulle envie de se presser. Il était intrigant de constater qu’ils étaient deux à vouloir percer le mystère qu’ils étaient l’un pour l’autre. Enfin, un pas de côté et la lune le révéla enfin : une peau mate, des yeux dorés fatigués, une richesse discrète et la musculature d’un combattant. S’ils n’étaient pas là en lieu sacré, il aurait eu le droit à un beau duel.

Aimée-du-Sang étouffa un rire jaune, de ceux qui défaisaient de la honte d’une accusation vide de sens. “Je ne connais pas le regret.” déclara-t-elle en jetant un coup d’oeil défiant à l’arrivant. “Tout ce que tu dis sonne creu en moi. Avant de vouloir aider une personne, ne crois-tu pas que tu devrais au moins prendre la peine de l'écouter ?”

Elle scruta longuement son visage et tourna autour de lui comme s’il s’agissait d’une nouvelle espèce qu’elle voulut observer. Ses lèvres carmines souriaient toujours, mais de sournoise façon. Au fond, qui aidait l'autre ?

“Tu t’es trop dévoilé.” lui fait-elle remarquer en portant haut sa tête pour le montrer du menton. Enfin, alors qu’elle la baissait, l’ombre de la nuit vint obscurcir ses yeux dépareillés. “Dis-m’en plus, que je t’écoute.”

“Le choix t’appartient.” répondit Asma avec amusement lorsque son vis-à-vis lui demanda ce qu’il devait faire pour l’aborder, ses lèvres carmines toujours retroussées en un sourire mauvais.

Bien sûr, s'il voulait la soutenir, il pouvait se taire et s'il ne le désirait pas, il n'avait qu'à parler. Elle avait beau se révéler parfois la pire des pourritures, elle savait garder un secret et n'aurait rien à gagner à divulguer les siens aussi honteux puissent-ils être. Elle ne venait cependant pas ici pour entendre un pauvre hère s'étendre sur son sort.

C'était à raison qu'elle avait omis certaines de ses interrogations dont les issues coulaient pourtant de source : non, elle n'était pas comme lui. Elle n'avait rien à se reprocher, et comme elle le disait, son cœur ne pouvait être lourd de regrets. Non, il s'alourdissait plutôt de manque à la nuit tombée, mais cela faisait tant d'années que, oui, elle s'y était habituée et faisait avec.

À son ton, elle pouvait deviner que son petit jeu l’agaçait et elle trouvait cela tant mieux : davantage elle l’énervait, davantage il serait curieux de son existence, ou bien allait-il se fermer comme une huître ? Aimée-du-Sang trouverait cela fort dommage. Elle percevait également qu’il ne manquait pas d’intelligence, mais que celle-ci manquait d’ouverture. Le pauvre allait être surpris…Prise dans leur jeu, elle qui fut si honteuse, se trouvait maintenant toute frétillante de se dévoiler à cet inconnu qui semblait croire si bien la connaître.

Elle s'interrompit brusquement pourtant lorsqu’il lui présenta son honorifique. D’une position légèrement courbée, à l’affût et féline, elle se redressa de surprise et resta ainsi immobile un petit instant en fronçant les sourcils. Son regard soleil et océan lançait des éclairs.

“Idiote, détestable, immonde petite buse...” asséna-t-elle syllabe après syllabe dans un froid ressentiment. “Comment peut-on appeler quelqu’un Regret-du-Père ? Qui était ce prêtre stupide et mesquin qui vous a affublé d’un tel...nom ?” Ce ne pouvait être un honorifique, pour sûr. “Vous êtes bien plus que ce dont l’esprit étriqué de ce pervers pourrait croire. J’espère que vous en avez conscience et que vous n’êtes pas ici pour cela.”

L’âme perdue n’eut plus envie de jouer cette fois-ci. Elle demeura là, à contempler ce faux religieux dont elle ne savait rien à part le nom, serrant toujours bien dissimulé dans son poing le tissu taché de Souillure.

“Je m’appelle Aimée-du-Sang.” dit-elle simplement.

Elle l’avait senti tendu, prêt lui hurler son injustice lorsque sans pitié, elle avait appuyé sur une blessure qui avait de la difficulté à cicatriser, trop fraîche, pas assez digérée encore, mais à présent il lui semblait soulagé. N'était-ce pas ce dont il manquait, le soulagement ? Regret-du-Père -même si elle répugnait à le nommer ainsi- réagissait très bien aux situations qu’elle lui imposait, peut-être même trop bien. Il se montrait à présent curieux de ce qui était arrivé à Aimée-du-Sang pour qu’ils se fassent front dans un tel endroit, avouait même qu’il n’en comprenait pas la raison. Et effectivement, c'était l'évidence même : tout pris par le prisme de sa propre histoire, il ne semblait même pas pouvoir deviner la réalité... Mais c’était déjà avancer que de l’admettre.

“Oh, il y en a bien une.” répondit la guerrière, son regard eau et miel brillant de malice sous la faible luminosité, puis plus bas mais sans se départir de son sourire et en profitant du calme du moment, elle le corrigea : “Une purification implique une souillure, pas un regret.”

Elle avait avoué, à demis-mots, à lui d’en comprendre le reste, lui qui lui avait parlé comme un prêtre ; c’est-à-dire sans rien comprendre de son trouble, déblatérer des phrases sans raison, sinon pour lui-même. Devait-elle lui rappeler pour quels motifs on se purifiait ? Le regret n'en était pas la source, il n'était qu'une sorte de transformation, une gestion douloureuse et choisie d'un autre choix, une fois encore et qui ne menait à rien sinon à sa propre destruction. Mais elle comprenait : le regret faisait partie du processus. Certes, le moment n’était pas des plus conventionnels, mais il n’y avait rien dans la nuit empêchait Aimée-du-Sang de souffrir d’une quelconque corruption de l’être ou de l’âme.

“Et vous, êtes-vous venus laver ce que l’on vous a mis sur le front ? Chaque jour, vous lever avec un tel pseudo… J’ai grande peine à imaginer. Vous pourriez peut-être me le raconter ? L’apaisement que vous cherchez ici ne peut qu’être bien trop bref, non ?”

Nous sommes notre propre juge...Et le plus impitoyable. se prit-elle à penser lorsqu’elle écoutait les paroles de Regrets-du-Père. Le pardon des autres ne signifiait rien si on ne se l’accordait pas d’abord à soi. Il n’était alors que vent, ou mensonges pour des oreilles trop fières. La culpabilité isolait le pauvre hère reconnu coupable par son entourage, c’était là sa réelle punition. Elle était une chambre destructrice, malheureuse et verrouillée à double tour. C’était ce que l’on disait toujours et inlassablement, mais c’était bel et bien vrai, et malheureusement le plus difficile à entendre. Alors, Aimée-du-Sang garda le silence, plus intéressée par apporter écoute et calme à son vis-à-vis que par lui donner des solutions dont il ne ferait sans doute rien car elle ne le connaissait pas.

Puis, il avança vers elle. Ils étaient proches. Elle recula du même pas mais avec aplomb, impassible et sans le lâcher du regard. Et comme elle sentait la paroi froide du bassin purificateur de l’autel derrière ses cuisses et qu’il lui demandait de se découvrir, elle tira prestement un couteau de sous ses voiles pour lui signifier de ne pas trop l'approcher. Elle savait se défendre.

Aimée-du-Sang ne le menaça pas cependant, préférant porter la lame contre sa propre peau trop blanche tandis qu’elle lui montrait son poignet. Ça voulait dire : Je suis dangereuse, on me dit folle, je suis étrange. Puis, elle se griffa de sa pointe en un long et léger sillon. Il s’en extirpa un sang noir qui dessina d’autres chemins, comme de l’encre sur une page terriblement vierge ; Je suis Souillée.

Assurée que son petit numéro ferait son effet, dans un calme olympien, en silence, Asma Aimée-du-Sang se dépêcha d’envelopper sa blessure ensanglantée dans un autre voile - encore un qui serait taché à jamais - afin de préserver ce lieu sacré de sa trace de mortelle. Elle n'avait pour autant lâcher ni son couteau, ni le tissus qu'elle gardait scellé dans son poing.

"Cela te convient-il, Regrets-du-Père ?"

Aimée-du-Sang voyait bien que les dieux avaient doté Regrets-du-Père d’une certaine sagesse, mais celle-ci était restée enfermée, calfeutrée dans sa propre expérience jusqu’à confondre celle-ci avec d’autres, pourtant innombrables et diverses. Elle avait vu dans d’autres traits, d’autres Regrets-du-Père dont le vécu était semblable. En effet, celle qui lui faisait face n'était pas tant différente de lui, mais ils ne venaient pas pour les mêmes motifs. Aimée-du-Sang restait une criminelle, une révoltée, un être en souffrance surtout et elle n'aspirait pas à la paix, surtout pas la nuit. Cependant, elle restait une femme et se trouvait heureuse d’aider son vis-à-vis à voir d’autres vérités ce soir-là, quand bien même ce qu’elle lui montrait n’était pas plaisant ou agréable ni pour elle, ni pour lui, et qu’elle le regrettait assez pour venir en ces lieux quémander une purification qui ne viendrait jamais...Cette souillure faisait tout de même intégralement partie d’elle-même.

Regrets-du-Père eut enfin une réaction qu’elle ne trouva pas déplacée. Il s’avouait surpris, dégoûté certainement, mais il ne la rejetait pas et ne niait pas sa souffrance. Au contraire, il voulait respecter son être tout entier. Elle pensait pouvoir se contenter de cette acceptation pour ce soir, jusqu’à y voir peut-être la réponse qu’elle avait demandé aux divinités de Kur-Kigal. Alors, lorsque le silence se fit, lorsqu’il lui demanda si elle voulait qu’il parte, elle le rattrapa par le bras.

“Non, au contraire : reste. Tu sais tout à présent, je n’ai plus rien à te cacher et tu as autant besoin de ce lieu que moi. Ce n'est pas comme s'il m'appartenait.”

Elle fut embarrassée par son brusque revirement et glissa un regard contrit vers l’eau qui était devenue trouble par sa propre souillure. Asma rougit de honte :

“Laisse-moi juste...changer l’eau du bassin.”